samedi 21 février 2015


  
Tiksi

(Comme un feu furieux,
un roman de Marie Chartres)


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"Tiksi n'était plus depuis longtemps un port de pêche, avec ses bateaux, ses matelots venus à terre chercher du feu, de la nourriture ou de la compagnie. Tiksi était devenue une ville creuse, vidée de toute vie. Elle avait ses rituels, ses coutumes, son histoire, ses enfants, ses mères et ses pères, ses adultes riants, mais rien de ce qui restait ne semblait vivant."

Je l'ai cherchée, sur mon vieux globe terrestre datant de 1976, et je l'ai finalement trouvée, la ville de Tiksi: touchant presque le sommet du globe, au-dessus du cercle polaire arctique, au bord de la mer de Sibérie. Là où il est difficile d'imaginer que des villes puissent se dresser, et que des gens puissent les habiter. Pourtant, Tiksi existe bel et bien (j'ai envie d'écrire: coûte que coûte), et ses rues, son ciel, ses paysages, ses habitants se dessinent sous nos yeux avec une clarté singulière, dans le très beau roman de Marie Chartres, Comme un feu furieux.




Au coeur de la nuit polaire comme au coeur de leur vie, les protagonistes de ce roman avancent à l'aveuglette. On suit pas à pas la jeune héroïne, Galya, adolescente rêveuse et terriblement attachante, fragilisée, à l'instar de son père et de ses frères, par la mort de sa mère un an auparavant. Chacun de ses gestes, chacune de ses sensations, sont captés par l'auteur avec une étonnante précision, une infinie délicatesse.

"Le noir se cachait partout autour de nous. Il pendait comme un épais rideau le long des fenêtres. Il était là et m'entourait comme une grosse écharpe, il nous accompagnait du matin au soir. (...) Mes mains étaient des papillons, elles tâtonnaient le long des murs, des placards et du lavabo, à la recherche du savon ou de ma brosse à dents. Papa voulait faire des économies sur l'électricité alors depuis longtemps il nous obligeait à nous repérer dans le noir, pour que le noir puisse prendre l'apparence des choses que nous cherchions. Par exemple, la casserole que j'ai saisie pour préparer le petit déjeuner n'avait pas la forme d'une casserole, c'était juste la forme noire que j'attrapais pour la mettre sur le feu. La plupart des objets familiers deviennent un jour ou l'autre invisibles, et on continue tout de même à les saisir ou à les toucher."

Du moindre petit objet, a priori insignifiant, jusqu'à l'immensité glaciale des aurores boréales, tout prend sens, son, couleur, épaisseur. L'environnement au sein duquel évoluent les personnages est dépeint avec une attention minutieuse, par un auteur visiblement doté d'une sensibilité remarquable, faisant preuve d'un amour et d'un immense respect pour le plus petit détail, à la fois de son histoire et du cadre de son histoire. Par la grâce de ce regard, la ville de Tiksi, décharnée, mal-aimée, théâtre d'une tragédie intime, devient un personnage à part entière du roman, sujet d'attraction et de répulsion. Tiksi que l'héroïne, Galya, cherche à fuir, mais qui pourtant la retient; Tiksi qui contient le souvenir de sa mère, et qui, à ce titre, est si difficile à abandonner.

"Avant de me relever, dans le noir, j'ai pensé à Maman, étendue dans cet océan désert et neigeux, à la blancheur de la lune tombant sur son visage, et je me suis demandé si c'était là son rêve, un lieu aussi froid que celui-là, aussi loin de tout, aussi improbable. Un cimetière d'eau, un cimetière de glace. Durant quelques secondes, j'ai cru voir son visage, elle semblait ouvrir la bouche, puis le vent a poussé un cri perçant et Maman a disparu. (...) Je pensais toujours à elle, là-bas, dans son cercueil de glace. j'imaginais que c'était elle qui possédait le plus beau. Mon esprit se déployait autour d'elle comme se déployait la mer."






Tiksi, qui, avant ce roman, avait fait l'objet d'une série de photographies, réalisées par une jeune photographe elle-même native de cette ville, Evgenia Arbugaeva. C'est d'ailleurs autour de ces photographies que Marie Chartres a construit son propre récit. A travers les images de l'une comme à travers les mots de l'autre, on explore une ville abandonnée du monde, dévorée par le vide, mais où surgissent toujours des notes de couleur, de douceur. Tiksi, autrefois prospère, désormais exsangue, mais qui, pour ne pas mourir, et par le regard conjugué de ces deux artistes, devient peu à peu une terre de légendes.






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Marie Chartres, Comme un feu furieux, Editions L'Ecole des Loisirs (collection Medium), 2014.

Images:
Globe terrestre de 1976 (photo perso)
Photographie tirée de la série Tiksi de Evgenia Arbugaeva. http://www.evgeniaarbugaeva.com


samedi 31 janvier 2015


Neige et promenade


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"Même si l'hiver semble donner à tout l'apparence de la mort, dans la lumière nouvelle de la forêt, on recommence à vivre. On avance, plongés dans cette blancheur, source de lumière, entre les hauts troncs couverts d'une mousse d'argent, et le temps aussi devient irréel; l'on vit dans un monde métaphysique comme dans un rêve: le corps n'a plus de poids, le pas de marche est sans fatigue, et l'on avance, vagabondant d'une pensée à l'autre. Dans cet infini, parmi les arbres couverts de neige, les choses de la vie aussi semblent plus claires."

Mario Rigoni Stern, Saisons
traduit de l'italien par Marie-Hélène Angelini
Editions La Fosse aux Ours, 2008







"Se promener:
A peine suis-je parti me promener, mes pensées se remettent à courir, parce que leur circulation interne est activée par les voies visuelles. Les fruits du ravissement de l'oeil éveillent le désir de la langue, la formulation anime les bonds des pensées, les pensées esquissent ou crayonnent un monde à moi avec son espérance et son impuissance, son étendue et ses limites. Avant tout, le moi existentiel se relève à nouveau comme un polichinelle de son sommeil dans le caniveau et se met à se mouvoir, à questionner, à se souvenir. Cela ne se produit qu'en marchant. La promenade amorce la course folle à travers le monde sous le crâne. Chaque chose en déclenche une autre qui se consume au fil de la mèche en tout sens et provoque l'éclosion de différents foyers et finalement un incendie généralisé - tout s'anime."

Paul Nizon, Marcher à l'écriture
traduit de l'allemand par Jean-Claude Rambach
Editions Actes Sud, 1991







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Images:
Être maître de soi, photographie de Gilbert Garcin
Cabane, dessin de Nylso 

dimanche 25 janvier 2015



Autour de Pierre Michon


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lui: -"De tous les auteurs que j'ai lus, Pierre Michon est sans aucun doute l'un de ceux qui m'ont le plus marqué. Vies minuscules, son premier roman, a été une lecture bouleversante pour moi. C'est un livre qui, d'une certaine manière, a changé ma vie.

moi: - Comment ça?

lui: - Parce qu'on sent qu'à travers l'écriture de ce livre, l'auteur a affronté bien des périls. Il s'est confronté à sa propre folie, à sa douleur de vivre, a trouvé la force de les combattre, et on sent que ce combat se joue au coeur même de l'écriture, du roman. Et, en tant que lecteur, on ne peut que se sentir concerné, directement impliqué, extrêmement touché. J'ai senti que mon rapport au monde n'était plus tout à fait le même après.

moi: - Eh bien pour moi, Pierre Michon reste une énigme. J'ai essayé plusieurs fois de lire les Vies minuscules dont tu parles, eh bien, à chaque fois je bute sur quelque chose, je ne sais pas quoi. Je n'arrive pas à "accéder" au livre, je ne le comprends pas. Il me fait l'effet d'un monument, autour duquel je tournerais sans cesse, sans pouvoir trouver l'entrée."






En général, je n'aime pas qu'un livre me résiste. Mon ego de lectrice me pousse à, face à un texte réputé "difficile" (recherches stylistiques audacieuses, narration sinueuse), m'acharner dans sa lecture pendant des semaines, des mois (des années?) jusqu'à obtenir - ou pas - ce que je considère comme un petit miracle: la compréhension totale du livre, du sens. Recevoir la grâce, au prix d'une longue bataille, d'accéder enfin au texte, de pouvoir dompter la phrase, d'accompagner l'auteur le long de la route - semée d'embûches - qu'il nous propose, d'entrer dans une sorte de dialogue secret avec lui, font partie des choses de la vie les plus belles que je puisse connaître.

Avoir essayé - trop jeune - de lire Marcel Proust, Julien Gracq, et avoir finalement renoncé, a été pour moi un échec cuisant. Avoir retrouvé ces deux écrivains bien des années plus tard, avoir la surprise de les comprendre enfin, de les "atteindre", de les aimer profondément, a été une très émouvante victoire.
Un ressenti d'ailleurs assez ambigu, quand j'y pense: le sentiment éperdu et sincère de s'élever, de s'enrichir, d'aller au-delà de soi-même, de trouver dans la langue de l'auteur une façon d'être à la vie et au monde que l'on va s'approprier et qui va nous porter très loin; ce sentiment est parfois (souvent!) entaché par l'obstination arrogante - et épuisante - à viser l'élite, à faire partie d'une certaine "aristocratie littéraire", qui nous donne le droit de lire et de penser mieux que les autres, et de jeter d'une pichenette aux orties tel ou tel auteur réputé "trop facile". A ce petit jeu-là je dois avouer que je me prête de temps en temps, et, oui, clamer haut et fort que j'aime lire Proust, c'est évidemment très sincère, mais je sais aussi que ça fait assez chic. Alors ça m'arrive de frimer un peu. Mais bon, j'ai conscience de tout cela (mes limites, mes failles etc.), et puis je suis si fière d'avoir "gravi" telle ou telle lecture (un peu comme un alpiniste qui parvient au sommet d'une montagne) que je n'arrive pas à m'en cacher, et puis zut, que voulez-vous, c'est humain, on ne se refait pas.







Cela fait des années que les livres de Pierre Michon me résistent. J'en retire un mélange de désespoir et de curiosité. Pierre Michon, né en Creuse en 1945, considéré par beaucoup comme l'un des plus grands écrivains français vivants, et dont le premier livre, "Vies minuscules" dans lequel l'auteur parle de ses origines, a transporté bon nombre de mes proches (amis, collègues, clients de la librairie), au point de changer des vies (voir plus haut). Beaucoup m'ont fait l'éloge de la profonde humanité, et surtout de l'écriture, ciselée, prodigieuse, magnifique, de cet auteur par ailleurs passionné de poésie et de peinture (plusieurs de ses livres, Les Onze, Maîtres et serviteurs, Vie de Joseph Roulin, évoquent la vie de peintres tels Van Gogh, Goya ou Watteau).
J'ai tenté, à plusieurs reprises, de lire Pierre Michon, notamment Vies minuscules. Je n'y parviens pas. Quelque chose me paralyse, le propos se détourne de moi. Je tente d'attraper la phrase au vol, je ne la saisis pas. La phrase s'échappe à mon approche. Je me sens pataude, lente d'esprit. Désarmée. C'est extrêmement vexant, déstabilisant, et surtout, incompréhensible. A ma tentative de lecture de Maîtres et serviteurs, j'ai eu clairement le sentiment de me tenir trop près d'un tableau de maître, et d'être incapable du moindre mouvement de recul, mouvement qui me permettrait pourtant d'embrasser l'ensemble du chef d'oeuvre, de contempler à mon aise chaque détail merveilleux. Je sens que je touche du doigt un objet sublime, mais la compréhension me fait défaut.
Comment faire? Accepter, sans doute, que le moment n'est pas encore venu pour moi, que le moment viendra peut-être un jour, où je trouverai la clé, déchiffrerai l'énigme. En attendant, je continue de tourner autour du monument, tout en saisissant de temps en temps à la volée des éclairs, des fulgurances qui me frappent de plein fouet quand au détour d'une page de Rimbaud le fils, je me trouve aveuglée, stupéfaite par tant de beauté (en attendant de la posséder dans son ensemble, je l'effleure brièvement et cela compte déjà beaucoup):

"On dit qu'après Bruxelles, Verlaine étant dans Mons, bien avant les champs de bananes Rimbaud revient au bercail; que dans un grenier des Ardennes, à Roche, au beau milieu de terres et de bois où les paysans de la lignée maternelle avaient couché en vaines moissons leurs vies jusqu'à Vitalie Cuif, au temps de la moisson, cet effroyable jeune homme, cette brute, ce petit coeur de fille, écrivit Une saison en enfer; que du moins, s'il la commença ailleurs, chez Baal, dans des métropoles où la civilisation était tombée sous la patte de Baal, la patte enfumée, futuriste, il la finit ici, dans ce trou rural hautement civilisé, dans la clarté antique des moissons. Et quand ils rentraient de la cuisine entre deux tombereaux de gerbes, le frère, les deux petites soeurs, la mère avec sa tête de décembre en plein juillet, quand par exemple à quatre heures de l'après-midi ils s'accordaient un peu d'ombre, dans l'ombre fraîche se coupaient du pain dans du vin frais pour reprendre plus bravement leur danse affairée sous le soleil, ces moissonneurs entendaient là-haut sangloter l'auteur de la Saison; et dans ces sanglots depuis un siècle on a voulu entendre du deuil, la perte de Verlaine, la débâcle des ambitions littéraires, le plomb reçu une bonne fois dans l'aile; le deuil aussi de la voyance, des trucs magiques pour faire tenir le verbe, toutes momeries futuristes que la Saison désavoue sans ambages; mais je me demande si ces sanglots, ces cris, ce poing en cadence martelant la table, ça n'était pas au-delà de tout deuil une joie très antique et toute pure. C'étaient peut-être les sanglots du grand style, quand par hasard une fois dans votre vie la grâce vous le fait tomber sur la page: ceux que la phrase juste vous arrache quand elle vous tire en avant, ceux qui vous brisent quand le rythme juste vous pousse furieusement dans le dos, et qu'alors ébloui au milieu vous dites le vrai, vous proférez le sens, et vous ne savez pas comment, mais vous savez qu'à l'instant sur la page c'est le sens, c'est le vrai; vous êtes ce petit homme qui dit le vrai; et vous n'en revenez pas que dans un triste trou des Ardennes, à Terrier des loups, au plus près d'une vieille femme noire et insensée, le sens se soit servi de votre main de brute, de votre deuil de brute, de votre coeur de fille, pour une fois encore apparaître dans sa défroque de mots."

Pierre Michon, Rimbaud le fils
Editions Gallimard, 1991
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L'oeuvre de Pierre Michon est éditée en grande partie aux Editions Verdier et Gallimard.

Photo: Pierre Michon par Michel Vanden Eeckhoudt