lundi 21 juillet 2014



Inverness

(Forêt contraire,
un roman d'Hélène Frédérick)


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Inverness... Mais bon sang, où en ai-je entendu parler ces derniers temps? Qui autour de moi a fait référence à cet endroit, cette municipalité du Québec (homonyme d'une ville écossaise); dans quel article, quel livre, quel film ai-je vu ce nom cité? Ce n'est pourtant pas un lieu dont on parle souvent, Inverness; je devrais quand même me souvenir des circonstances de son évocation, pourtant très récente, j'en suis sûre.
Mais non, impossible.
Pourtant, la sensation de déjà vu m'assaille dès la première page où je lis ce nom imprimé, Inverness, dans Forêt contraire, le second roman d'Hélène Frédérick. Sensation troublante, d'un mot, d'un lieu qui se refuse, qui déjà m'échappe à peine sa connaissance faite; sensation accentuée par la sonorité presque fantômatique de ce mot: Inverness, immédiatement résonne en moi comme "hiver", comme "darkness", "never"; immédiatement m'invite à pénétrer des landes hantées, déserts glacés, bois ensorcelés, lieux qui n'existent pas et/ou d'où on ne revient jamais.
C'est donc chargée d'un imaginaire conséquent, lestée de ce nom, Inverness, que j'attaque la lecture de Forêt contraire.







Inverness, la forêt d'Inverness pour être précise, est l'endroit où vient se retirer, pour un temps indéterminé, la narratrice du roman, jeune femme de vingt-huit ans fuyant la ville, les dettes accumulées; cherchant l'oubli et l'anonymat. C'est le récit d'une retraite, voire d'une réclusion, dans un chalet délabré, au coeur d'une forêt dont on aura la sensation, au fur et à mesure de la lecture du roman, que plus rien n'existe au-delà. La forêt d'Inverness comme théâtre d'une vie, minuscule certes, mais qui porte en elle toute la rage, la colère et la sensualité du monde. La jeune femme, seule, s'installe dans cette maison aux murs décrépis et à la véranda penchée, prend ses aises, se dévêt comme on se défait d'une ancienne peau, s'allonge en étoile sur le sol, écoute les bruits environnants, respire, ressent, apprend à se confronter à la nature et aux animaux qui l'approchent; apprend peu à peu à oublier ce qui l'entrave (obligations du quotidien, problèmes d'argent, de logement, de travail), tente de retrouver une manière d'être, plus directe, plus primitive.

"(...) Je cesse d'être une colonne de chiffres qui se termine en négatif; la colonne de chiffres devient vraiment abstraite, illusion, pacotille. Ne l'oublions jamais: elle reste bêtement muette devant un corps étendu en étoile sur un matelas. A côté d'un corps nu d'humain-chat, libre de s'ouvrir à la brise passagère qui traverse la moustiquaire, la colonne de chiffres est une broutille, elle reste là, baba, imbécile."

Ici, point d'hommage écologico-béat aux bienfaits de la nature, point de mode d'emploi aux effluves bio pour une retraite saine et spirituelle. L'héroïne - très incarnée, très attachante - isolée dans sa cabane, fume beaucoup, boit pas mal, titube de temps en temps, lit énormément (Thoreau, Bataille), danse, sort dans les bars aux alentours de la forêt, fait l'amour (à deux parfois, toute seule souvent), revendique l'érotisme comme première forme de liberté, et est régulièrement visitée: d'une part, par le souvenir d'un écrivain disparu au pouvoir d'attraction toujours vivace, d'autre part, par un voisin, ancien comédien, étrangement bienveillant.
Mais au-delà de ces visites, réelles ou fantasmées; au-delà des rencontres et des souvenirs, c'est avec le lieu, la forêt d'Inverness elle-même que l'héroïne va vraiment dialoguer. C'est à travers la forêt, ses bruissements, ses jeux de ténèbres et de lumières, ses silences à nul autre pareils, que la force, le désir débordant de la jeune femme vont pleinement s'exprimer.

"Je suis là, mettons, pour que m'avale Inverness avec sa flore laurentienne et sa faune grouillante des préparatifs de l'automne, que je coule en elle comme le vin coule dans ma gorge, à la manière d'un ruisseau qui parvient à se faufiler librement entre les pierres, sans que rien d'autre qu'un creux et une inclinaison n'intervienne. J'expliquerais ainsi les choses si on venait à passer. Je croise des mammifères, des marmottes, des écureuils, il y a des oiseaux, des geais bleus, et basta. J'ai extrait de mon sac mes trois carnets moleskine à la mode, je les ai posés sur la table en formica. Je pourrais écrire: j'ai entendu un bruit, ce serait vrai, j'entends des bruits, mais parce que depuis le temps j'ai oublié leurs noms, ils n'ont plus de sens ni de texture. Je pourrais chercher à connaître l'heure, fouiller mon sac à nouveau, en sortir le malheureux téléphone portable que m'a prêté Antoine, mais ils sont tous les deux dehors, sur le balcon, l'un fourré dans l'autre, hors de portée de mes oreilles, tout comme je n'entends plus Paris et son tumulte. Installée dans l'arrondi d'une parenthèse, je tente le coup du silence, alors qu'en fait, ici je peux bien le dire, j'ai très envie de hurler."







Sans doute entraînée par le sentiment d'urgence qui règne au coeur de la prose d'Hélène Frédérick, sans doute envoûtée par l'évocation d'Inverness, cet endroit mystérieux dont je reste persuadée qu'on ne revient jamais vraiment, j'ai lu Forêt contraire comme un récit, à la fois brûlant et contemplatif, sur la manière qu'a un lieu de nous habiter, de nous posséder. Et sur la capacité qu'ont certains lieux, à l'instar de cette forêt pour l'héroïne du roman, de nous permettre de (re)conquérir, enfin, notre propre monde.







Forêt contraire d'Hélène Frédérick, paru en février 2014 aux Editions Verticales.



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Images:
Forêt à proximité de Erzhausen, en Hesse (terre natale des frères Grimm). Source: Wikipédia.
Feu de forêt. Source: http://vivelefeu.tumblr.com/page/2