mardi 28 janvier 2014




Jean-Yves Jouannais
et les châteaux d'eau


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"Nulle autre ambition, ici, que de démontrer l'existence des châteaux d'eau. Peu de gens y croient.
Depuis notre enfance, au fil des nationales de nos vacances, comme cent et cent balises sur les trajets qui menaient aux plages comme aux montagnes, nous avons tous vu et regardé, nommé les châteaux d'eau. Il n'existe pas de silhouettes plus familières auxquelles nous nous soyons accoutumés avec autant d'aisance. Tous nos paysages étaient avec châteaux d'eau. Le paysage c'est le château d'eau. Pourtant, faites l'expérience , demandez autour de vous, nul ne saura précisément à quoi sert un château d'eau, ni comment il fonctionne. Certains soutiendront que leur cuve est dépourvue de toit pour recueillir l'eau de pluie. Qu'un objet si commun puisse sembler si opaque me causait une gêne inqualifiable."







Enfant, les châteaux d'eau me fascinaient. Ne comprenant absolument pas quelle pouvait être l'utilité de ces imposants machins, j'en étais arrivée à la double conclusion que:

1. ceux-ci ne pouvaient être construits qu'à des fins occultes, mystiques, voire légèrement inquiétantes (cérémonies secrètes, cultes obscurs: les Incas avaient leurs temples, les Egyptiens leurs pyramides; nous, nous avions nos châteaux d'eau).
2. ceux-ci étaient, de la base au sommet, et comme leur nom l'indiquait, entièrement remplis d'eau. Autrement dit, ouvrir la petite porte située au pied du monument (il y en avait une, à chaque fois, je ne manquais pas de le remarquer avec effroi) présentait le risque de faire sortir toute l'eau contenue à l'intérieur, de faire se lézarder les murs, de faire exploser, sous le coup de la pression, tout le bâtiment - bref, de provoquer une catastrophe digne d'un film hollywoodien.

Autant dire que je me suis toujours tenue à distance respectueuse - quoique intriguée - de ces bâtisses.






La lecture récente du livre Prolégomènes à tout château d'eau de Jean-Yves Jouannais m'a émue et réjouie. Enfin, je découvrais quelqu'un qui nourrissait les mêmes interrogations que moi, qui semblait éprouver le même mélange d'intérêt et de perplexité à l'égard des châteaux d'eau: à quoi servent-ils, comment sont-ils faits à l'intérieur, combien y en a-t-il, en existe-t-il de beaux, sommes-nous à ce point habitués à eux que, malgré leur gigantisme, plus personne ne les remarque?...






Ce texte court (une cinquantaine de pages) est un hommage, à la fois sérieux et malicieux, à ce "gros objet" tout aussi impressionnant qu'il est banal: le château d'eau. Le terme un peu obséquieux de "château" résonne d'ailleurs comme un sarcasme, une étiquette railleuse collée au dos de ce bâtiment un peu pataud:

"Le terme "château d'eau" sonne faux et gagne son charme à cette fausseté. Il est, lui - nom de cuve -, comme le dernier ou le premier d'un lexique honteux pour romans symbolistes jamais écrits. Où la gare aurait pour nom "cathédrale du rail"; l'usine, "palais des chaînes"; le casino, "castel des martingales"; le cimetière "volière des âmes"; la caserne, "chapelle des poudres et faisceaux"."






Construit dans l'ordre alphabétique, Prolégomènes à tout château d'eau est une mini-encyclopédie, une tentative d'épuisement. Le château d'eau y est considéré de tous les points de vues: géographique, historique, technique, esthétique, linguistique. L'auteur y évoque les artistes l'ayant pris comme sujet de leur(s) oeuvre(s); y pastiche les auteurs (Proust, Flaubert) qui n'ont pas pris la peine de le faire. Avec érudition et gaieté, Jean-Yves Jouannais réhabilite ce mal-aimé des paysages, cartes postales et photos touristiques. Pour ceux et celles qui, comme moi, vouaient déjà une inclination - difficilement assumable en public - pour les châteaux d'eau, ce livre est un véritable manifeste. Nul doute que pour les autres, il sonnera comme une révélation.







Prolégomènes à tout château d'eau de Jean-Yves Jouannais, publié en 2006 par les défuntes éditions Inventaire/Invention, n'est hélas - et c'est le côté un peu vache de mon billet - plus du tout commercialisé. Cela dit, l'éditeur, devenu libraire, en possède encore un petit stock. Si vous êtes intéressés, contactez-le de ma part à l'adresse mail suivante: lelivreavenir@gmail.com , des commandes (limitées en nombre, ne tardez pas trop!) sont encore possibles par ce biais.



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Images:
Bernd & Hilla Becher, 12 châteaux d'eau (coll. Frac Lorraine)
Châteaux d'eau de Doué la Fontaine (photo perso)
Carte postale ancienne de Juvisy, Essonne

mercredi 22 janvier 2014



Eric Chevillard


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Autant ne pas tourner autour du pot, ne pas attendre cent-sept ans pour me lancer. Ce petit blog est actif depuis déjà une semaine, il est plus que temps d'aborder LE sujet qui me tient, en tant que lectrice, le plus à coeur: Eric Chevillard. Comme ça, ce sera fait, je pourrai passer à autre chose (cela dit, comptez sur moi pour y revenir régulièrement).

Voilà: je voue, depuis quelques années déjà, une passion, que dis-je, une idolâtrie monomaniaque et limite inquiétante pour les écrits d'Eric Chevillard. Idolâtrie par ailleurs assez mal comprise et considérée parfois comme un peu barbante par mes collègues, surtout quand je saisis n'importe quelle occasion, n'importe quel sujet abordé innocemment - et que je prends, souvent à tort, comme une perche tendue - pour faire partager mon admiration sans bornes à l'égard de cet auteur.
Célèbre dans la communauté des connaisseurs, lettrés, passionnés du livre et de la littérature contemporaine, Eric Chevillard, à ce jour, reste méconnu du grand public. Quand on n'ignore tout simplement pas son existence, on lui colle, un peu vite, cette étiquette d'auteur "difficile", "élitiste". L'auteur lui-même semble s'en attrister, et je m'en attriste avec lui.






J'ai découvert le travail d'Eric Chevillard en 2005, à l'occasion de la parution d'Oreille Rouge, son treizième roman. J'en ai commencé la lecture avec un peu d'appréhension (je lui avais moi-même collé, depuis longtemps, l'étiquette décrite ci-dessus. Mais voilà, je suis libraire, donc: conscience professionnelle, donc: savoir parfois surmonter ses a-priori). Appréhension qui, au fil des pages, a rapidement fait place à de la surprise, à des éclats de rire, bref, à une jubilation que je ne suis pas près d'oublier.






Auteur "difficile"... Je le crie, je le répète, je le martèle: il n'y a rien de plus facile à lire que les écrits d'Eric Chevillard. Il n'y a rien de plus drôle. Il n'y a rien de plus joueur. Quand je lis ses textes, j'ai l'impression de retomber en enfance, de revenir à l'émerveillement des premières lectures, quand je découvrais des auteurs (Roald Dahl, Lewis Carroll en tête) qui emmenaient sans complexe leurs lecteurs dans des univers fantaisistes, si loin de la terne réalité. Impression de revenir à cette sensation délicieuse de ne pas savoir ce que l'on va trouver en tournant la page; de tenir en main des livres où tout peut arriver; où le loufoque des situations, des jeux de mots, des traits d'humour titillent notre esprit et notre imagination. C'est cela Chevillard: de la gourmandise, du jeu, du merveilleux. De la dérision, de l'inquiétude, aussi. Du retour à l'enfance, à son intelligence fulgurante, à son sens du nonsense et du magique.


 



Alors oui, c'est sûr, il ne faut pas compter sur Chevillard pour faire dans le réalisme. Avec lui, pas de grands sujets d'actualité, pas de roman-témoignage de notre époque, pas de fresque des temps modernes, pas de chronique sociale ni d'analyse des moeurs contemporaines. Le roman comme miroir de la vie, très peu pour lui. Il s'en explique d'ailleurs, dans son dernier livre (paru ce mois-ci), Le désordre azerty:

"Sous prétexte d'en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. (...) La littérature n'a pas à se superposer au réel, elle n'a pas à y consentir ni à le redoubler. Pourquoi ne pas lui demander aussi de mettre en orbite autour du soleil un deuxième monde semblable au nôtre? Qui ferait cela s'il en avait le pouvoir? Quelle franche ordure ferait cela?" 

...En revanche, on peut compter sur Chevillard pour déjouer le réel et nous faire vivre, page après page, des aventures inoubliables. Avec lui, on est susceptible à tout moment d'être transporté (littéralement) du sol vers le plafond, d'atterrir sur une île mystérieuse et passablement apocalyptique, de suivre l'équipée sauvage d'un homme et d'une fourmi, de découvrir les véritables - et terribles - intentions du chou-fleur, d'assister à la naissance d'une créature polymorphe et fabuleuse.* On peut compter sur lui pour détourner les genres romanesques, et nous offrir une autre vision, décapée et souvent hilarante, du récit de voyage, de l'autofiction, du conte... On peut enfin compter sur lui (et pour cela je lui serai à jamais ô combien reconnaissante) pour réintroduire en force les animaux dans la littérature. Dans un superbe texte, Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes, il déplore le souverain mépris que trop d'écrivains font aux bêtes:

"Le roman ne s’intéresse guère aux animaux. C’est une affaire d’hommes. Un habitat humain. C’est toujours plus ou moins l’immeuble de La Vie mode d’emploi. Le roman est la littérature de l’homme seul au monde. Il accrédite cette utopie sinistre. Ni hyène ni fourmi ni hérisson ni poulpe. Et je ne parle même pas du tangara doré. L’animal n’existe que comme gibier dans le roman, comme jambon. Toutes ces histoires d’hommes, encore et toujours, quel ennui — est-il impossible de faire advenir autre chose que l’homme (ce vieux bonhomme) dans la langue?"**

...Qu'à cela ne tienne, les romans d'Eric Chevillard fourmillent, grouillent, coassent, pullulent. Hérissons, crabes, orang-outangs sont souvent les héros de ses récits, véritables bestiaires chatoyants, ménageries à ciel ouvert, forêts bruissantes... Autant de domaines enchantés, de jardins des délices pour qui accepte d'abandonner tout repère; pour qui accepte de s'y perdre. Personnellement, je m'y suis perdue, et n'en suis toujours pas revenue.








Pour en savoir plus sur le travail d'Eric Chevillard, et connaître sa bibliographie complète, on peut aller sur ce site:

Il faut également, et impérativement, visiter son blog: 

*Dans cette phrase, et dans l'ordre, j'ai fait référence aux livres suivants: Au plafond, Choir, L'auteur et moi, et Palafox (tous publiés chez Minuit)

**Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes, texte initialement publié dans la revue R de Réel (volume J), est disponible à la lecture ici:
http://rdereel.free.fr/volJZ1.html


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Images:
Machine à écrire: photo Guy Robert
Le Jardin des Délices, Jérôme Bosch (détail)
Créature, Ulisse Aldrovandi








vendredi 17 janvier 2014


Epépé, un roman de Ferenc Karinthy



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"Epépé! s'est exclamé ce collègue, lors d'un déjeuner au cours duquel je lui expliquais mon attirance, dans les livres, pour les descriptions géographiques et urbaines, pour les villes imaginaires, pour les lieux inventés. "Lis Epépé! C'est magnifique. Et ça devrait t'intéresser."

J'ai donc commencé Epépé, du Hongrois Ferenc Karinthy, samedi dernier, dans le train de 21h21 qui m'emmenait vers Paris. J'ai passé deux jours à arpenter la capitale, pour aller retrouver famille et amis chers, et surtout pour me perdre à force d'errances et de promenades hasardeuses (ce que je sais faire de mieux quand je me trouve dans une grande ville). Et Epépé, pendant ces deux jours, au fond de mon sac, ne m'a pas quittée.






Dans ce roman, il est question d'une ville, mystérieuse et labyrinthique, sorte d'allégorie cauchemardesque des mégapoles du monde entier. Il est aussi question d'un homme, arrivé ici il ne sait comment (erreur d'aiguillage à l'aéroport?), et comme pris au piège de cet endroit, sans pouvoir s'en échapper. Il est enfin question du langage, lien brisé entre l'homme et la ville, puisque ni l'un ni l'autre ne parviennent à se comprendre.






Budaï (c'est le nom du héros), bien que linguiste et polyglotte, ne reconnaît pas la langue des habitants de ce lieu, et se heurte à un mur d'hostilité quand il essaie de se faire comprendre, par gestes ou par dessins. Après avoir recouru à la logique, en profitant de ses compétences en linguistique pour tenter de se constituer un lexique de cette langue (en vain: non seulement celle-ci ne possède pas de racine étymologique connue, mais de surcroît semble en perpétuel mouvement - une chose n'étant jamais désignée deux fois de la même façon...), notre héros part bon gré mal gré en exploration des lieux, et nous offre à ce moment, à mon sens, les meilleurs passages de ce beau et étrange roman.


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De nos jours, même en allant au bout du monde, il est difficile de se sentir totalement étranger à un lieu, "vierge" de toute connaissance. En général, on se documente, on s'informe sur la destination vers laquelle on compte se rendre, on apprend les rudiments de la langue pour pouvoir tenir une conversation basique. Budaï; lui, fait l'expérience de la totale absence de repères. Ignoré de tous, marginalisé, notre héros devient peu à peu vagabond, arpenteur fantômatique à la recherche d'un signe, d'une solution à sa situation. Il tente laborieusement de déchiffrer des plans, se perd dans les couloirs du métro, observe les allées et venues de la foule, remarque les évolutions d'un gratte-ciel en chantier, erre dans un marché constellé de zones d'ombre et de cachettes, pénètre dans un restaurant désaffecté, contemple les gesticulations incompréhensibles d'un orateur perché sur une estrade au milieu d'un immense hall de gare... Débarrassé de toute explication logique face à ce qu'il voit, il ne peut faire que constater, scruter, noter. Et c'est là que, dénuée de tout sens, surgit la poésie pure des lieux et des situations.
Au cours de son périple ténébreux et claustrophobe, Budaï va connaître des moments de grâce, à travers ces surgissements poétiques inopinés; à travers aussi une singulière histoire d'amour. Moments de grâce qui seront de véritables bulles d'oxygène au coeur de ce roman tortueux, flirtant avec l'absurde, "récit d'exploration" dans sa plus simple expression, ponctué de touches d'humour aussi noires que salutaires.






Epépé, de Ferenc Karinthy, paru en 1970, a été publié en France pour la première fois chez Denoël en 1999, et a été réédité chez Zulma en 2013. Traduit en hongrois par Judith et Pierre Karinthy, accompagné d'une éclairante préface d'Emmanuel Carrère.





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Images: 
"Métropolis" de Fritz Lang
Ferenc Karinthy (photo Eva Keleti)