jeudi 14 août 2014



Trois femmes puissantes

(portraits de libraires)



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Ce sont mes amies, collègues, partenaires, confidentes. Nous avons fondé nos relations sur l'exercice d'un même métier. Nous possédons un langage et des codes en commun. Nos parcours, nos expériences divergent, mais nous nous retrouvons dans cette drôle de communauté qu'est la Librairie.
Elles sont pour moi, tour à tour, des modèles, des égales, des personnes à qui je peux me mesurer. Et sur qui je peux m'appuyer, en cas de besoin. Elles sont très différentes, chacune ayant développé une énergie qui lui est propre. Les trois passages qui suivent sont des portraits sensibles de libraires - toutes trois de sexe féminin et d'à peu près la même génération, celle née, grosso modo, entre 1975 et 1985.
Avec, pour chaque portrait, un roman qui l'illustre.





C. (Pandore au Congo d'Albert Sànchez Pinol)


C'est avec C., en sa compagnie, que j'ai fait mes armes. Nous avons "grandi" ensemble dans cette profession, étudié au même endroit, décroché notre premier job de libraire ensemble, travaillé en duo. Si je voulais être un peu lyrique (allons-y), je dirais que j'ai eu la chance d'avoir une "soeur de lait", une soeur-jalon, grâce à qui je pouvais sans cesse mesurer mes pas, grâce à qui, perdue, je pouvais retrouver mon chemin.

Nous avons acquis les mêmes réflexes, connu les mêmes doutes, partagé surprises, déceptions et enthousiasmes. Ce qui a fait la différence, c'est que C. a compris avant moi ce que tout apprenti libraire doit intégrer: qu'une librairie doit avoir une âme, certes, mais qu'elle a aussi un corps; un corps qu'il ne faut pas négliger, un corps qu'il faut entretenir, nourrir, nettoyer. Savoir gérer, compter, ranger, classer, trier, saisir, pointer, paperasser, manutentionner, si possible sans faire la gueule car tous ces aspects techniques font partie intégrante du métier, au même titre qu'aimer lire et conseiller, et qu'à ce titre justement, eh bien, ces aspects, aussi rebutants et a priori dévalorisants soient-ils, il faut apprendre à les aimer. Pendant que moi, alors jeune employée naïve et évaporée, je m'accrochais désespérément à mon fantasme du libraire qui passe ses journées à lire (et à rendre compte de ses lectures au cours de soirées apéritives à rallonge), C., ma collègue, ma binôme, moins candide et surtout plus courageuse, se mettait déjà au travail.
Sa force résidait, réside toujours, là: dans cette vision concrète, dans cet état d'esprit ancré dans le réel, dans cette volonté d'aller vers l'essentiel, sans s'embarrasser de représentations, de fioritures. C. se méfie farouchement de l'entre-soi, de l'élitisme, du "dernier-livre-qu'il-faut-avoir-lu", nourrit une sourde colère à l'encontre du mépris social et intellectuel, si prégnant parfois au sein même de milieux culturels prétendument ouverts et tolérants, et peut faire preuve d'un humour féroce pour décrire les personnalités branchées qui hantent ces mêmes milieux. Au cours d'une soirée littéraire un peu chic et mondaine, C. préférera sans doute, à la compagnie de tel ou tel auteur prestigieux, celle du technicien qui ajuste les micros et fait son boulot dans l'ombre. Non seulement ce rapport au monde ne l'empêche pas d'être une libraire hors pair, mais il l'enrichit d'une sensibilité rare, mélange d'intransigeance, de lucidité, et de profonde humanité.

Elle m'avait dit, une fois: "Ce que je recherche, dans la littérature, c'est tout simplement qu'on sache me raconter des histoires". Elle, si pragmatique, si engagée, souhaitait qu'on l'emmène ailleurs. Voire, qu'on la mystifie. Elle m'avait incité à lire Pandore au Congo d'Albert Sànchez Pinol, flamboyant récit d'aventure mi-historique, mi-fantastique, qu'elle avait adoré précisément pour cette raison: l'intelligence machiavélique de l'auteur, sa capacité à jouer avec l'intrigue, les codes romanesques, sa capacité à joyeusement manipuler son lecteur.
C. avait pris un malin plaisir à se laisser duper, et à chaque fois qu'elle évoquait ce roman, son visage s'éclairait.

Nous ne travaillons plus ensemble, désormais, la vie a séparé notre duo, je suis toujours cette libraire vaguement naïve et évaporée (un peu moins quand même), elle est toujours cette libraire animée d'une force vive et entière, combattante, résistant aux vents et aux marées; et cette énergie singulière, et la vue de son visage, sérieux et concentré, qui soudain s'éclaire à l'évocation d'un livre aimé, tout cela me manque, me manque souvent.








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D. (Rue des voleurs de Mathias Enard)


Je me souviens avoir accueilli, il y a longtemps, dans la librairie où je travaillais alors, une jeune stagiaire un peu timide, mais visiblement très curieuse. Elle ne perdait pas une miette de tout ce qui se passait autour d'elle, posait des centaines de questions, débordait d'enthousiasme à chaque mission qu'on lui confiait, s'émerveillait de chaque nouveau livre qui passait entre ses mains, semblait possédée par une soif inextinguible d'apprendre.
Après son stage, les choses ont fait que nous ne nous sommes plus données de contact régulier. Je savais juste que ça se passait bien pour elle, qu'elle travaillait, et que, surtout, elle ne semblait cesser d'apprendre, d'observer, discrètement, tranquillement, patiemment.

Il n'y a pas si longtemps, les choses, de nouveau, ont fait que nous nous sommes retrouvées. Elle était métamorphosée. Elle avait passé toutes ces années à apprendre, à observer, elle avait pris confiance; elle savait, désormais, qu'elle pouvait sortir de sa coquille et passer à l'action. J'ai eu à ce moment-là le sentiment assez fou et unique d'être témoin de l'éclosion d'une "vraie" libraire. J'ai vu D. s'étirer, s'épanouir, se lever, déployer ses ailes, prendre gaiement ses marques, et en l'espace de très peu de temps, devenir un personnage à part entière dans le paysage de la librairie indépendante.
J'ai vu D. se démultiplier, être partout, voguer de festivals en salons littéraires, organiser et animer des rencontres, découvrir tout ce qu'il était possible de découvrir, être sur tous les fronts, se dépenser sans compter, passer ses nuits à lire et ses journées à parler de livres, se présentant à tous et toutes avec une une spontanéité, une bonne humeur désarmantes. Elle représente pour moi un nouveau genre de libraire, mobile, sans cesse en mouvement, connecté, ayant intégré le fait que la communication avec l'extérieur devient un atout décisif dans ce métier. 
De surcroît, D. possède un don de médiatrice, une générosité, un talent pour faire se rencontrer les gens - de fait, elle a provoqué des collusions aussi improbables que fertiles, dont l'évidence se révèle après la rencontre. D. n'aime rien tant que l'idée de (re)composer une famille, articulée autour d'une même passion. Avec très peu de moyens, et sans connaître personne au départ, elle a su fédérer toutes les sympathies, entraîner dans son sillage tous les amateurs de découvertes, d'inattendu. Bossant dans un endroit a priori pas conçu pour faire commerce de romans, D. a su imposer sa ligne, imprimer sa patte, présenter ce qu'elle voulait. Je me souviens de la joie qu'elle avait ressenti d'avoir découvert Rue des voleurs, le beau roman de Mathias Enard paru en 2012, de l'avoir conseillé à tort et à travers, et d'avoir par ce biais remporté l'adhésion de clients pas forcément venus la voir, au départ, pour acheter un livre. Avec elle, la notion de "libraire-passeur" prend tout son sens.

Aux dernières nouvelles, D. a un projet de librairie bien à elle. Un projet audacieux et stimulant. Je sais qu'elle réussira, quels que soient le temps, l'énergie que ça lui prendra. D. est patiente et obstinée. A l'affût. Elle n'a de cesse d'apprendre, d'observer. Encore et toujours.








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E. (L'Absence d'oiseaux d'eau d'Emmanuelle Pagano)


"Tu me conseilles quoi comme lecture, en ce moment?" avais-je demandé à E., alors que je flânais autour des tables de nouveautés dans la librairie où elle était employée, à l'époque. "L'Absence d'oiseaux d'eau" m'avait-elle répondu dans un souffle, et ce souffle, sa gravité, sa pesanteur, valait tous les discours du monde.
L'Absence d'oiseaux d'eau d'Emmanuelle Pagano a été pour moi une lecture bouleversante. Bouleversante comme l'ont été bon nombre de romans que E. m'a suggérés par la suite.
J'aime me faire conseiller par mes ami(e)s libraires, et E. m'a toujours particulièrement étonnée par sa finesse critique, sa pertinence de jugement, sa maturité. Tout comme elle peut me faire éclater de rire quand elle a décidé de descendre en flammes, avec force gesticulations et envolées lyriques, tel ou tel livre qu'elle qualifie d'"imposture", elle peut m'émouvoir aux larmes par la justesse de ses mots, de ses phrases, quand elle me parle d'un livre qu'elle aime et veut défendre. En plus de cette sûreté d'analyse, E. possède ce petit côté théâtral, susceptible de transformer chacune de ses critiques de livres en exercices de style d'une réjouissance absolue.

Quelque temps après la découverte de L'Absence d'oiseaux d'eau, au fil de nos discussions autour des livres et du métier de libraire, elle m'avait déclaré: "Tu sais, j'ai la certitude inébranlable qu'un jour, j'aurai ma propre librairie." Elle avait 27 ans à l'époque. Deux ans plus tard, elle réalisait son objectif, et se mettait à son compte.
Depuis, elle creuse son sillon de jeune libraire devenue chef d'entreprise, avec une aisance, un humour et un recul qui ne laissent rien, ou presque, transparaître des difficultés matérielles, physiques et nerveuses qui accompagnent très certainement son quotidien. E. a la délicatesse des grands professionnels, qui laissent croire que ce qu'ils font est très facile, que tout le monde peut y arriver.
E. a surtout à coeur de ne pas se laisser piéger. Par l'investissement personnel que demande ce travail, brusquement vampirisant si l'on n'y prend pas garde. Par l'épuisement, la lassitude qui guettent sans cesse, par la passion qui peut devenir aliénante, par les compromissions en tout genre, par la tentation de se perdre en mondanités, en ronds de jambes, par le risque permanent de perdre son cap de vue. E. tient à rester vigilante, droite et efficace, impliquée mais sans en faire trop; mesure son temps, respecte son rythme, garde l'équilibre, accorde à sa librairie toute l'attention qui doit lui être accordée, ni plus, ni moins, et sans hystérie. "Car il y a une vie, quand même, en dehors de la librairie!" s'exclame-t-elle en rigolant.

Il y a quelques jours, on a pris toutes les deux le temps d'une balade à la campagne. On a parlé de livres. Elle m'a enchantée, et fait rire, une fois de plus, par son éloquence. Le soleil brillait à travers les nuages, les feuilles des arbres bruissaient sous le vent, la terre collait sous nos pas. C'est vrai que c'est bien, parfois, la vie, en dehors de la librairie.










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